XV
LES BAGAGES DES VOYAGEURS
Ayant proféré quelques compliments mensongers, et assuré Mrs. Hubbard qu’il allait lui faire apporter du café, Poirot prit congé et sortit en compagnie de ses deux amis.
— Nous voici bredouilles, remarqua M. Bouc. Où allons-nous fouiller à présent ?
— A mon avis, le plus simple serait de procéder par ordre en suivant le couloir… Commençons par le numéro 16… L’aimable Mr. Hardman.
Mr. Hardman, en train de fumer un cigare, les reçut avec la meilleure grâce du monde.
— Entrez, je vous en prie, messieurs… du moins si vous pouvez tenir tous trois dans un espace aussi restreint.
M. Bouc expliqua le but de leur visite et le détective new-yorkais approuva cette initiative.
— Parfait. Je me demande pourquoi vous ne l’avez pas fait plus tôt. Voici mes clefs, messieurs, et si vous désirez fouiller mes poches, ne vous gênez pas. Voulez-vous que je descende mes valises ?
— Le conducteur s’en chargera. Michel !
Le contenu des valises de Mr. Hardman fut rapidement passé en revue. Peut-être s’y trouvait-il une quantité trop considérable de liqueurs…
Mr. Hardman cligna de l’œil.
— La douane visite rarement les bagages aux frontières… du moins si on ne fait que traverser le pays. Jusqu’ici je n’ai eu aucun ennui.
— Mais à la frontière française ?
— Avant d’arriver en France, je verserai ce qui restera de ces bouteilles dans un flacon étiqueté : Lotion capillaire.
— Vous n’êtes point partisan de la prohibition, monsieur Hardman, observa M. Bouc en riant.
— Ma foi, j’aurais tort de dire que la prohibition m’ait empêché de boire. Vous connaissez ce qu’on appelle en Amérique le « speakeasy » ou cabaret clandestin.
— Non, je voudrais bien aller en Amérique, dit Poirot.
— On vous y apprendrait quelques méthodes un peu modernes. L’Europe a besoin de s’éveiller, elle dort à moitié.
— Certes, j’admire l’Amérique, le pays du progrès, mais j’avoue préférer mes compatriotes aux femmes américaines. La jeune fille belge ou française surpasse en charme et en finesse celle des autres nations.
Hardman se tourna un instant vers la fenêtre pour contempler la neige.
Il clignota des yeux.
— Cette neige vous éblouit, remarqua-t-il. Vraiment, je commence à en avoir plein le dos de cette panne et de ce crime ! Que faire pour tuer le temps ? J’aimerais inventer une occupation quelconque.
— Voilà bien l’esprit remuant de l’Amérique, prononça Poirot avec un sourire.
Le conducteur replaça les valises et ils s’en allèrent dans le compartiment suivant. Le colonel Arbuthnot, assis dans un coin, fumait sa pipe en lisant une revue. Poirot lui exposa le motif de leur visite. Le colonel ne souleva aucune difficulté : il avait deux grands sacs de voyage en cuir où tout était rangé avec un ordre tout militaire.
— Le reste de mon attirail me suit par bateau, expliqua-t-il.
En moins de trois minutes, l’inspection fut terminée. Poirot remarqua un paquet de cure-pipes.
— Vous employez toujours cette même marque ?
— Autant que possible.
— Ah !
Ces cure-pipes étaient identiques à celui que Poirot avait ramassé dans le compartiment de Ratchett.
Le docteur Constantine en fit la remarque lorsqu’ils se retrouvèrent dans le couloir.
— Tout de même, dit Poirot, je ne puis croire à la culpabilité de cet homme.
Le compartiment voisin était celui de la princesse Dragomiroff. Dès qu’ils frappèrent à la porte, la vieille dame répondit de sa voix grave et bien timbrée :
— Entrez !
M. Bouc, plein de déférence, prit la parole et expliqua ce qu’ils désiraient.
— Je n’y vois pas d’inconvénient, messieurs. Les clefs sont entre les mains de ma femme de chambre qui va vous aider.
— Confiez-vous habituellement vos clefs à votre femme de chambre, madame ? demanda Poirot.
— Oui, monsieur.
— Et si à l’une des frontières les douaniers demandaient à visiter vos bagages au milieu de la nuit ?
La vieille dame haussa les épaules :
— C’est peu probable. Mais si le fait se produisait, le conducteur irait prendre les clefs chez ma femme de chambre.
— Vous avez une confiance absolue en cette femme ?
— Je vous répète encore que je ne prends à mon service que des gens sur qui je puis compter.
— Il vaut souvent mieux, en effet, employer une personne simple et honnête qu’une femme de chambre mieux stylée… par exemple, quelque jolie Parisienne.
Les yeux noirs et perspicaces de la princesse Dragomiroff se fixèrent sur les yeux du détective.
— Qu’insinuez-vous par là, monsieur Poirot ?
— Rien, madame, rien du tout.
— Si, si ! Vous pensez que je devrais avoir à mon service une élégante Parisienne ?
— Cela semblerait peut-être plus naturel, madame.
— Hildegarde m’est entièrement dévouée, et le dévouement ne s’achète pas, monsieur Poirot, déclara la princesse en appuyant sur les mots.
L’Allemande apporta le trousseau de clefs. Sa maîtresse lui ordonna, dans sa langue maternelle, d’ouvrir les valises et d’aider ces messieurs dans leurs recherches. Pendant ce temps, debout dans le couloir, elle regarda méditativement la neige. Poirot s’approcha d’elle, laissant à M. Bouc le soin de fouiller les bagages.
— Eh bien, monsieur Poirot, vous ne vous inquiétez donc pas du contenu de mes valises ?
— Oh ! madame, ce n’est là qu’une formalité.
— Est-ce bien sûr ?
— Oui, du moins en ce qui vous concerne.
— Pourtant j’ai bien connu Sonia Armstrong et je l’affectionnais beaucoup. Vous pensez sûrement que je n’aurais pas voulu souiller mes mains en tuant cet ignoble Cassetti ? Sans doute avez-vous raison.
Elle garda le silence un instant, puis elle reprit :
— Savez-vous comment j’aurais aimé traiter ce monstre ? J’aurais voulu réunir tous mes domestiques et leur donner l’ordre de le rouer de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive et de jeter son cadavre à la voirie. Voilà comment les choses se passaient en Russie dans ma jeunesse, monsieur.
Poirot l’écoutait attentivement sans proférer une parole.
Brusquement la princesse se tourna vers lui.
— Vous ne dites rien, monsieur Poirot !
À quoi songez-vous donc ? Il la regarda bien en face.
— Je songe, madame, que votre force réside plutôt dans votre volonté que dans vos bras.
Elle abaissa les yeux vers ses bras minces, gainés de longues manches noires et terminés par des mains jaunes pareilles à des serres d’oiseau.
— C’est vrai… je ne possède aucune force physique. Je ne sais si je dois m’en féliciter…
Brusquement, elle réintégra son compartiment, où sa femme de chambre remettait tout en ordre.
La princesse coupa court aux excuses de M. Bouc.
— Inutile, monsieur. Un crime a été commis, certaines mesures doivent nécessairement être prises.
Elle les salua et ils s’éloignèrent.
Les portes des deux compartiments suivants se trouvaient fermées. M. Bouc se gratta la tête.
— Diable ! c’est fâcheux ! Ces jeunes Hongrois voyagent avec des passeports diplomatiques et leurs bagages sont exempts de toute visite douanière.
— Il s’agit ici d’un assassinat, observa Poirot.
— Je le sais, mon ami. Mais il faut à tout prix éviter les complications…
— Ne vous tracassez pas. Le comte et la comtesse se montreront tout aussi raisonnables que la princesse Dragomiroff.
— La princesse est une grande dame. Ceux-ci appartiennent au même rang social, mais le comte n’a pas l’air commode. Avez-vous vu comme il s’est comporté quand vous avez insisté pour interroger sa femme ? Cette fois, il va nous envoyer promener. Si nous les laissions tranquilles ? Après tout, ces gens-là n’ont sans doute rien à voir avec le crime ? Pourquoi m’attirer des ennuis inutilement ?
— Je ne partage pas votre avis, dit Poirot. Je suis certain que le comte ne suscitera pas de difficultés. Essayons.
Sans laisser à M. Bouc le temps de protester, Poirot frappa à la porte n°13.
— Entrez ! répondit une voix de l’intérieur.
Assis près de la porte, le comte lisait un journal. La comtesse, pelotonnée dans un coin opposé, un oreiller derrière la tête, sembla s’arracher du sommeil.
— Pardon, monsieur le comte, dit Poirot, excusez notre intrusion. Nous procédons à la visite de tous les bagages des voyageurs… M. Bouc me fait remarquer que, muni d’un passeport diplomatique, vous pouvez refuser de vous soumettre à cette formalité.
Le comte réfléchit un moment.
— Je vous remercie. Toutefois, je ne tiens nullement à profiter de cette faveur, et je désire qu’on inspecte mes bagages comme ceux des autres voyageurs.
Il se tourna vers sa femme.
— J’espère, Eléna, que vous n’y voyez aucun inconvénient ?
— Aucun, répondit la comtesse sans hésiter.
M, Bouc effectua un examen rapide et superficiel dans le second compartiment tandis que Poirot semblait dissimuler son embarras par des remarques de ce genre :
— Madame, l’étiquette de cette valise est encore humide.
Il montrait à la comtesse une mallette en maroquin bleu, avec des initiales surmontées d’une couronne.
La comtesse ne releva point cette observation. Toute cette affaire, c’était visible, l’horripilait.
Immobile dans son coin, elle regardait la neige à travers la vitre.
Poirot termina son inspection en ouvrant le petit placard au-dessus du lavabo et d’un coup d’œil en vérifia le contenu : une éponge, un pot de crème, de la poudre et un flacon dont l’étiquette annonçait : trional.
Après un échange de remerciements et des excuses, M. Bouc et M. Poirot se retirèrent.
Le compartiment de Mrs. Hubbard, le compartiment où gisait le cadavre de la victime et le compartiment de M. Poirot venaient ensuite.
Puis ce fut le tour des secondes classes.
Le premier compartiment des secondes était occupé par Mary Debenham, plongée dans la lecture d’un livre, et Greta Ohlsson, qui, profondément endormie, se réveilla en sursaut à l’entrée des enquêteurs.
Poirot répéta son explication. La Suédoise parut très agitée, alors que Mary Debenham conservait son calme.
— Si vous me le permettez, dit Poirot en s’adressant à la Suédoise, commençons d’abord par vos bagages. Ensuite, vous serez bien aimable d’aller auprès de la dame américaine. Vous la trouverez dans la seconde voiture. Elle est tellement bouleversée par sa tragique découverte que nous l’avons fait changer de compartiment. Je lui ai fait porter du café, mais je crois que votre compagnie lui sera plus salutaire.
La brave femme, n’écoutant que son bon cœur, courut aussitôt vers l’Américaine. Du reste, sa valise n’étant point fermée à clef, sa présence n’était nullement nécessaire.
Son maigre bagage fut vite passé en revue. Evidemment, elle n’avait pas encore remarqué la disparition du morceau de toile métallique dans son carton à chapeau.
Miss Debenham avait posé son livre et observait Poirot. Quand il l’en pria, elle lui remit ses clefs et, comme il ouvrait une des valises, elle lui dit :
— Monsieur Poirot ; pourquoi avez-vous éloigné cette femme ?
— Pour qu’elle aille soigner cette pauvre Américaine, mademoiselle.
— Un excellent prétexte… mais ce n’est qu’un prétexte.
— Je ne saisis pas, mademoiselle.
— Mais si, vous me comprenez parfaitement.
Elle sourit.
— Vous vouliez me voir seule, n’est-ce pas ?
— Vous me prêtez des intentions mademoiselle…
— Que vous avez déjà en tête. Ne soutenez pas le contraire.
— Mademoiselle, un proverbe français dit…
— « Qui s’excuse s’accuse. » C’est bien ce que vous alliez dire ? Avec un brin d’observation et de bon sens, j’ai deviné que vous me soupçonniez de savoir quelque chose sur ce crime… cet assassinat d’un homme que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam.
— Vous vous faites des idées, mademoiselle…
— Non, non, je sais ce que je dis. Et il me semble qu’au lieu de gaspiller votre temps, vous feriez mieux d’arriver tout droit au fait.
— Ah ! vous préférez qu’on vous parle sans ambages ! Eh bien, je suis votre conseil et vous prie de m’expliquer le sens de certaines paroles que j’ai entendues par surprise au cours du voyage. À la gare de Konya, j’étais descendu pour me dégourdir les jambes, lorsque votre voix et celle du colonel me parvinrent dans la nuit. Vous disiez : « Pas maintenant. Plus tard, quand tout ceci sera terminé et loin derrière nous. » Que signifiaient ces propos, mademoiselle ?
Elle répondit d’un ton très calme :
— Vous imaginez-vous qu’il s’agissait d’un… meurtre ?
— Je vous le demande, mademoiselle.
Elle soupira et s’absorba un instant dans ses pensées.
— Excusez-moi, monsieur, dit-elle enfin, mais je ne puis vous donner le sens de cette phrase. Je vous affirme sur l’honneur que j’ai vu ce Mr. Ratchett pour la première fois dans le train.
— Alors, vous refusez de me donner une explication ?
— Si vous le prenez ainsi : oui, je refuse. Ces paroles avaient trait à… à un devoir que j’avais entrepris.
— Et ce devoir est rempli à présent ?
— Comment cela ?
— Oui ou non, est-il rempli ?
— Qu’est-ce qui vous porte à le croire ?
— Mademoiselle, permettez-moi de vous rappeler un petit incident. Avant d’arriver à Stamboul, le train a subi un léger retard, et vous, d’ordinaire si calme et si raisonnable, vous avez perdu votre sang-froid en l’occurrence.
— Je ne voulais pour rien au monde manquer la correspondance.
— C’est votre explication, mais comme je vous l’ai fait remarquer, l’Orient-Express part tous les jours de Stamboul, et eussiez-vous même manqué la correspondance, votre retard n’eût été que de vingt-quatre heures.
Miss Debenham témoigna quelque impatience.
— Vous ne semblez pas vous rendre compte que des amis peuvent vous attendre à Londres et qu’un jour de retard bouleverse tous vos projeta et vous cause d’innombrables ennuis.
— Ah ! vous vous inquiétiez parce que des amis vous attendaient à Londres ! Vous ne vouliez pas les décevoir ?
— Evidemment !
— C’est pour le moins curieux.
— Que voyez-vous là de curieux ?
— Le train, à présent, a également du retard… un retard considérable… et, circonstance aggravante, impossible de prévenir vos amis par câble. Pourtant, cette fois vous acceptez le contretemps avec un flegme admirable.
Mary Debenham rougit et se mordit la lèvre.
— Vous ne répondez pas, mademoiselle ?
— J’ignorais que vous attendiez une réponse.
— Expliquez-moi ce changement d’attitude, mademoiselle.
— Ne croyez-vous pas que vous faites bien des histoires à propos de rien, monsieur Poirot ?
— Cela provient sans doute d’une déformation professionnelle. Nous autres, détectives, nous voulons que les gens placés dans des circonstances critiques réagissent toujours de la même façon. Nous ne tenons pas suffisamment compte des sautes d’humeur.
Mary Debenham jugea préférable de ne rien dire.
— Connaissez-vous bien le colonel Arbuthnot, mademoiselle ?
Poirot s’imagina que ce changement de conversation ne déplaisait point à la jeune fille :
— Je l’ai rencontré pour la première fois au cours de ce voyage.
— Savez-vous s’il connaissait déjà Ratchett ?
Elle secoua négativement la tête.
— Je suis certaine que non.
— Pourtant, mademoiselle, nous avons trouvé un cure-pipe dans le compartiment de la victime, et, parmi les voyageurs, le colonel est le seul à fumer la pipe.
Il l’observait attentivement, mais elle ne trahit ni surprise ni émotion et se contenta de dire :
— C’est absurde ! Le colonel Arbuthnot est le dernier homme au monde capable de commettre un pareil crime !
Poirot partageait à tel point cet avis qu’il allait le dire, mais il se ravisa.
— Permettez-moi de vous rappeler, mademoiselle, que vous connaissez seulement depuis peu le colonel.
Elle haussa les épaules.
— Oui, mais je sais suffisamment à quoi m’en tenir sur son compte.
Poirot demanda d’une voix douce :
— Alors, mademoiselle, vous persistez à refuser l’explication de cette phrase : « Quand tout ceci sera terminé » ?
Elle répondit d’un ton glacial :
— Je n’ai plus rien à dire.
— Qu’à cela ne tienne. Je le découvrirai bien seul.
Il salua et quitta le compartiment, en refermant la porte derrière lui.
— Etait-ce bien prudent, mon cher ami ? lui demanda M. Bouc. Vous avez mis cette péronnelle sur ses gardes et, par là même, le colonel.
— Mon cher, pour attraper un lapin vous faites entrer un furet dans le terrier ; si le lapin s’y trouve, il s’enfuit. Voilà ma tactique.
Ils pénétrèrent ensuite dans le compartiment d’Hildegarde Schmidt.
La femme de chambre les reçut avec déférence, mais sans la moindre émotion.
Poirot jeta un rapide coup d’œil au contenu de la mallette ouverte sur la banquette, puis il fit signe au contrôleur de descendre la grande valise du porte-bagages.
— Vos clefs, mademoiselle, s’il vous plaît ?
— Elle n’est pas fermée à clef, monsieur.
Poirot libéra les moraillons et souleva le couvercle.
— Ah ! vous souvenez-vous de ce que j’avais prédit, mon ami ? dit-il à M. Bouc. Regardez plutôt.
Sur le dessus de la valise s’étalait, plié en hâte, un uniforme d’employé des wagons-lits.
— Ach ! s’écria l’Allemande, cela ne m’appartient pas ! Ce n’est pas moi qui l’ai fourré là-dedans ! Je n’ai pas ouvert cette valise depuis notre départ de Stamboul ! Je vous le jure, messieurs ! Vous pouvez me croire !…
Le visage bouleversé, elle regardait les visiteurs.
Poirot lui prit doucement le bras et la rassura.
— Nous vous croyons sur parole. Ne vous inquiétez pas. Aussi sûr que vous êtes un excellent cordon-bleu, ce n’est pas vous qui avez rangé cet uniforme dans cette valise. Vous faites très bien la cuisine, n’est-ce pas ?
Prise au dépourvu, la femme répondit :
— Oui, mes patronnes m’ont toujours complimentée. Je…
Mais, l’air effaré, elle s’arrêta soudain, la bouche ouverte.
— C’est très bien, dit Poirot. Calmez-vous. Je vais vous expliquer moi-même ce qui s’est passé. Cet individu, le même que vous avez croisé, vêtu de l’uniforme des wagons-lits, sortait du compartiment de la victime et comptait n’être remarqué de personne. Qu’avait-il à faire ? Se débarrasser de son uniforme qui dès lors était pour lui un danger.
Poirot jeta un coup d’œil au docteur Constantine et à M. Bouc qui l’écoutaient attentivement.
— Mais il neige. Et la neige dérange tous ses plans. Où cacher ces vêtements ? En passant devant une porte ouverte, il voit qu’il n’y a personne à l’intérieur du compartiment… C’est sans doute celui de la femme qu’il a rencontrée dans le couloir. Il s’y glisse, enlève son uniforme sous lequel il est habillé et le fourre en hâte dans la valise placée sur le porte-bagages.
— Et ensuite ? demanda M. Bouc.
— A nous de le deviner, dit Poirot.
Il déplia la tunique : il y manquait un bouton, le troisième. Poirot plongea sa main dans la poche et en retira un de ces passe-partout employés par les conducteurs pour ouvrir les compartiments.
— Voici comment l’assassin a pu ouvrir les portes fermées, observa M. Bouc. Les questions que vous avez posées à Mrs. Hubbard étaient inutiles… Cette clef en main, notre homme a pu s’introduire sans difficulté chez Mr. Ratchett en supposant que la chaîne de sûreté n’était pas accrochée. Après tout, s’il était assez malin pour se procurer un uniforme des wagons-lits, pourquoi pas également un passe-partout ?
— En effet, pourquoi pas ?
— Nous aurions dû nous en douter. Rafraîchissez-vous un peu la mémoire. Michel ne nous a-t-il pas dit que lorsqu’il vint répondre au coup de sonnette de Mrs. Hubbard la porte donnant sur le couloir était fermée au verrou ?
— Oui, monsieur, confirma le conducteur ; voilà pourquoi je croyais que la dame avait rêvé.
— Le mystère commence à s’éclaircir, continua M. Bouc. Le meurtrier avait certainement l’intention de refermer la porte de communication, mais il a pu m’entendre remuer dans le lit et il a pris peur.
— Il ne nous reste plus qu’à trouver le peignoir rouge, observa Poirot.
— Oui, et les deux derniers compartiments sont occupés par des hommes.
— Nous les fouillerons tout de même.
— D’autant plus que je me souviens nettement de ce que vous avez dit.
Hector MacQueen se prêta volontiers à la visite de ses bagages.
— Je ne demande pas mieux, dit-il avec un amer sourire. J’en ai assez d’être tenu pour le plus suspect parmi les voyageurs ! Si le hasard vous fait découvrir un testament par lequel le vieux me lègue tout son argent, mon affaire est claire, hein ?
M. Bouc le considéra d’un œil soupçonneux.
— Je plaisante, poursuivit MacQueen. Il ne m’a sûrement pas laissé un radis. Ma connaissance de trois langues étrangères, le français, l’allemand et l’italien, lui était précieuse, voilà tout ! Lorsqu’on ne sait parler que le bon américain, on est bien embarrassé hors de son pays.
Il s’exprimait plus nerveusement que de coutume. Malgré ses efforts pour paraître naturel, on sentait que cette inquisition lui était odieuse.
— Rien ! déclara enfin Poirot, pas même un legs compromettant.
MacQueen soupira d’aise.
— Me voilà rassuré cette fois ! dit-il joyeusement. Vous venez de m’enlever un rude poids !
Dans le dernier compartiment, l’inspection des bagages du grand Italien et du domestique n’amena aucune découverte.
Les trois enquêteurs, debout à l’extrémité du wagon, s’entre-regardaient.
— Et maintenant ? demanda M. Bouc.
— Retournons au wagon-restaurant, suggéra Poirot. Nous avons interrogé les voyageurs, examiné les bagages ; il ne nous reste plus à présent qu’à faire travailler nos méninges.
Il fourra sa main sans sa poche, prit son étui à cigarettes, le trouva vide.
— Je vous rejoins dans un instant, dit-il. Je vais chercher des cigarettes. Cette affaire devient inextricable. Qui diantre portait le peignoir rouge ? Où se trouve-t-il ? Quelque chose m’échappe. Le criminel a tout embrouillé à plaisir. Mais nous allons reprendre la discussion sur ce que nous savons jusqu’ici. Excusez-moi un moment.
D’un pas rapide, il se rendit à son propre compartiment. Il prit une de ses valises qui contenait sa provision de cigarettes.
Il la posa à terre et l’ouvrit.
Il resta un moment immobilisé par la surprise.
Soigneusement plié sur le dessus de la valise, il voyait un peignoir de soie rouge orné de dragons brodés.
— Et voilà ! murmura Poirot. On me lance un défi ! Eh bien, je l’accepte !